Fanfiction

Plan B

Nouveau genre littéraire très populaire, la fanfiction consiste à prendre un personnage célèbre ou fictif et à le faire vivre dans un cadre différent. La Presse a demandé à huit auteurs québécois d’écrire leur propre fanfiction, leur laissant le champ libre du sujet et du lieu.

Cette semaine, Nicolas Dickner, auteur de Nikolski et de Six degrés de liberté, a choisi le frère Marie-Victorin.

De nombreuses rumeurs circulaient au sujet de Conrad Kirouac, alias frère Marie-Victorin f.é.c. – Vic pour les intimes –, mais une seule de ces rumeurs était avérée : il ne dormait plus du tout.

La rumeur accusait même un certain retard, puisque le célèbre botaniste souffrait d’insomnie depuis des années. Il passait ses nuits à piocher sur son Underwood portatif en buvant du thé, rédigeant article après article, si bien que la congrégation l’avait installé dans une chambre à l’écart.

Il semblait pourtant reposé, en ce matin du 15 juillet 1944, lorsqu’il se présenta au réfectoire. Au lieu de l’habituelle soutane, il portait une chemise et un robuste pantalon de laine, signe qu’il partait herboriser. Il se servit un café, et deux tranches de pain qu’il tartina de confiture de gadelles (Ribes sativum).

Rien ne permettait de deviner que le révérend frère Marie-Victorin s’apprêtait à commettre le crime du siècle.

Il chercha du regard son confrère Rolland-Germain, mais ne rencontra que les yeux désapprobateurs du frère assistant, qu’il fit mine d’ignorer. Il se plongea dans la lecture du journal de la veille. Les Soviétiques venaient de reprendre la ville de Pinsk, en Biélorussie. Les Américains progressaient lentement en Normandie. Les Allemands menaçaient d’anéantir l’Europe.

Chaque fois que Vic lisait le journal, l’envie lui prenait de s’exiler en Minganie.

Une heure plus tard, entassé dans une vieille Ford avec quatre comparses, il roulait en direction de Black Lake. Objectif de la journée : confirmer l’existence d’une nouvelle colonie de la rarissime aspidote touffue (Aspidotis densa).

En dépit de la passion que Vic éprouvait pour les fougères exotiques, le trajet sur les routes forestières le fatigua, et une fois sur place il exhorta ses compagnons à partir en forêt sans lui.

Installé sur la banquette avant de la voiture, son Underwood sur les genoux, il s’attaqua au texte du prochain épisode de la Cité des plantes. La route était déserte, dominée par le bourdonnement des insectes dans la forêt.

Midi approchait lorsqu’il aperçut une voiture dans le rétroviseur.

Elle arriva à toute vitesse et se rangea de l’autre côté de la route en soulevant un nuage de poussière. À travers le pare-brise, Vic reconnut aussitôt deux jeunes assistants du laboratoire de botanique, l’air fébrile et anxieux. Son cœur sauta un demi-battement.

Ils descendirent tous de voiture et se rejoignirent au milieu de la route. Le soleil tapait dur et Vic s’épongea le front.

— Ça a raté ?

— Pire !

— Ils savent que vous avez tout organisé.

— Comment ?

— Aucune idée, mais la GRC a fait une descente au labo.

— Et à Longueuil.

— On a dû sortir par la porte d’en arrière.

— Ils vous cherchent partout.

Vic hocha gravement la tête. Il pensait que l’évasion se déroulerait sans accroc. Qui aurait cru qu’un stupide camp de détention perdu au fond du Nouveau-Brunwick puisse être aussi bien gardé ?

Un de ses assistants avait déjà sorti de la voiture une valise en cuir, afin que Vic puisse en vérifier le contenu. Pour l’essentiel, on y trouvait des vêtements civils, des cravates, une paire de souliers, de quoi écrire et se raser, et plusieurs liasses de grosses coupures attachées avec des élastiques. Pas de soutane ni de bréviaire. Entre deux chemises se trouvait un faux passeport au nom de Conrad Plante.

Il esquissa un sourire plein d’ironie : après une carrière scientifique de 35 ans, sa vocation de hors-la-loi battait des records de brièveté. On ne pouvait pas exceller dans toutes les disciplines.

Le second assistant avait déplié une carte routière sur le capot brûlant de la voiture.

— C’est moi qui vais vous reconduire. En prenant la route 23, on devrait traverser la frontière sans problème. Votre bus part de Waterville à 6 heures.

Vic hocha la tête. Pas besoin qu’on lui réexplique les détails du Plan B. Il connaissait par cœur la moindre étape du voyage qui le mènerait jusqu’à Miami. D’ailleurs, il avait déjà hâte de visiter les Everglades. Début août, il s’embarquerait pour La Havane. Il irait soigner sa tuberculose dans l’arrière-pays cubain, sous les balancements paresseux des Cocos nucifera. Avec un peu de chance, le frère León ne poserait pas trop de questions.

Il referma sa valise avec une grimace d’effort.

— Et Marcelle ?

— À New York la semaine prochaine, si tout va bien.

Il hocha la tête, satisfait. L’ensemble de sa vie clandestine éclosait d’un coup, sous la pression des événements. Après des années à se cacher, à préserver les apparences, à prétendre respecter ses vœux d’obéissance, il était enfin libre. Cette histoire n’arrangerait rien aux rumeurs qui couraient à son propos – et tant pis pour ceux qui auraient la faiblesse d’y croire.

Il jeta un coup d’œil à sa montre, puis en direction de la forêt. Plus le temps d’attendre ses compagnons. Il pensa au frère Rolland. Il trouverait bien un moyen discret de lui écrire.

Il serra la main du premier assistant avec une vigueur inhabituelle et monta à bord de la voiture, qui démarra aussitôt. Une minute plus tard, le frère Marie-Victorin sortait de l’histoire officielle du Québec dans un nuage de poussière ocre.

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